Un secret de famille n’a pas besoin d’être crié pour marquer une lignée. Quand des comportements douloureux se répètent à travers les générations, l’explication se niche parfois dans une histoire oubliée, un événement qui a laissé sa marque bien avant que quiconque n’en prenne la mesure. Les chercheurs, aujourd’hui, prennent au sérieux cette trace invisible que les épreuves collectives ou individuelles impriment sur une famille ou un groupe.
Des publications récentes mettent en avant la persistance de ces blessures profondes. Les conséquences psychologiques et sociales traversent le temps, installant un climat particulier au sein des familles touchées. Ce constat bouleverse la pratique des professionnels de santé mentale, mobilise de nouvelles ressources et pousse à repenser l’accompagnement des personnes concernées.
Pourquoi parle-t-on de traumatisme intergénérationnel aujourd’hui ?
Le traumatisme intergénérationnel, souvent appelé aussi traumatisme transgénérationnel, s’est imposé dans les débats scientifiques et sociaux. Les familles découvrent que certaines douleurs ne sont pas simplement le fruit du hasard ou de leur seule histoire personnelle : elles s’inscrivent dans une lignée, elles circulent, elles résistent au temps. Ce phénomène ne relève plus du seul domaine de la psychologie. Désormais, historiens, sociologues, cliniciens y voient une pièce clé pour comprendre la dynamique des familles et la société.
En France, l’exemple des descendants de survivants de la Shoah est frappant : la transmission d’une histoire faite de persécutions, de silences ou de pertes se révèle bien après la disparition des témoins directs. Mais ce schéma ne s’arrête pas là. Il concerne aussi les enfants et petits-enfants de familles marquées par la Seconde Guerre mondiale, le génocide cambodgien, ou d’autres événements traumatiques majeurs.
Avec le temps, la souffrance ne disparaît pas toujours. Elle se transforme, elle se glisse dans les silences, elle ressurgit à travers les comportements des enfants ou petits-enfants, sans que leur propre histoire ne l’explique. Les mots tels que traumatisme familial, transgénérationnel ou empreinte traumatique s’installent alors dans les consultations, les groupes de parole, la littérature scientifique.
Pour mieux cerner ce phénomène, voici trois dimensions qui se détachent :
- Transmission transgénérationnelle : un événement vécu par une génération peut influencer la suivante, même si elle n’a rien connu directement.
- Souffrances vécues par les ancêtres : leur impact se manifeste parfois bien plus tard, dans la vie psychique ou les réactions des descendants.
- Histoire familiale : les silences, secrets et non-dits jouent un rôle puissant dans la perpétuation des traumatismes.
Comment un traumatisme peut-il se transmettre d’une génération à l’autre ?
La transmission d’un traumatisme ne tient pas seulement à l’événement initial. Elle s’inscrit dans la vie quotidienne, dans l’éducation, dans les silences et les gestes répétés. Parfois, une mère touchée par un stress post-traumatique lègue, sans s’en rendre compte, une anxiété diffuse à son enfant : cela se traduit par des peurs inexplicables, des troubles du sommeil, une vigilance hors norme. L’atmosphère familiale s’en trouve imprégnée, modelant les relations et les trajectoires individuelles.
Les secrets de famille pèsent aussi lourd que les mots. Ce qui reste tu, ce qui demeure enfoui, finit par se transmettre autrement : à travers une tristesse latente, une colère rentrée, une distance affective. À ce climat psychique s’ajoute une dimension biologique. Des recherches ont montré des changements dans la méthylation de l’ADN, notamment du gène NR3C1, chez les enfants de personnes ayant vécu des traumatismes extrêmes. Ce constat élargit le champ : la transmission ne passe pas seulement par la parole, mais aussi par l’héritage épigénétique.
Pour résumer les processus à l’œuvre, on peut citer :
- La transmission traumatique passe par le langage, les gestes, l’atmosphère familiale, mais aussi par des modifications biologiques.
- Les relations parents-enfants jouent un rôle décisif dans la manière dont le traumatisme s’inscrit, ou non, dans la génération suivante.
L’exemple marquant de la transmission du trauma : décryptage d’un cas concret
Regardons de près le cas des descendants de survivants de la Shoah, étudié par la psychiatre Rachel Yehuda à New York. Ces familles portent, parfois sans le savoir, des marques singulières : anxiété diffuse, difficulté à exprimer leur ressenti, hypervigilance. Les enfants, pourtant nés bien après les drames, manifestent des réactions qui s’expliquent davantage par l’histoire familiale que par leur propre vécu.
Dans ces familles, la souffrance des générations précédentes s’infiltre dans le quotidien. La peur, le silence, la perte, vécus par les parents, façonnent l’existence des enfants. L’expression se tarit, la tension s’installe. La transmission transgénérationnelle ne prend pas la forme d’un récit transmis, mais d’un héritage silencieux, qui s’inscrit dans les émotions, les comportements, parfois même dans la biologie. Les travaux de Yehuda révèlent une modification de la réponse au stress chez les descendants, preuve que l’événement traumatique laisse une trace jusque dans le fonctionnement du corps.
Voici quelques points à retenir concernant la portée de ce phénomène :
- La transmission traumatique ne concerne pas uniquement la Shoah. Les génocides, les violences de masse, les migrations forcées produisent des effets comparables.
- Les descendants portent un passé qui s’impose à eux, un héritage familial difficile à nommer mais impossible à ignorer.
Ces trajectoires singulières révèlent un phénomène complexe : comprendre l’exemple traumatisme intergénérationnel, c’est accepter de regarder les cicatrices invisibles qui s’inscrivent au fil des générations dans l’intimité familiale.
Des pistes pour limiter l’impact sur les générations futures
La thérapie prend une place majeure dans l’accompagnement des traumatismes intergénérationnels. Plusieurs méthodes sont aujourd’hui explorées, fruits de l’expérience clinique et des avancées de la recherche. La thérapie familiale, notamment, aide à revisiter les histoires partagées, à lever les silences qui pèsent. Travailler sur l’arbre généalogique, comme l’a proposé Anne Ancelin Schützenberger, permet de mettre à jour les mécanismes de transmission et d’ouvrir un dialogue jusque-là impossible.
Le psychiatre Serge Tisseron encourage l’exploration de la mémoire familiale à travers des outils narratifs ou symboliques. De son côté, la psychanalyse transgénérationnelle vise à dénouer les nœuds psychiques hérités de la lignée. L’EMDR (désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires) occupe également une place de choix dans la prise en charge du stress post-traumatique transmis. Selon les travaux d’Hélène Dellucci, cette approche favorise un apaisement du système nerveux et renforce la résilience.
Différents leviers se dessinent pour enrichir la prise en charge et renforcer la prévention :
- Former les professionnels à la question des transmissions transgénérationnelles permet d’affiner leur regard et d’adapter leur accompagnement.
- La diffusion des recherches de Bruno Clavier ou Moshe Szyf, régulièrement publiées chez Odile Jacob, nourrit la réflexion et la pratique clinique.
Repérer tôt les souffrances familiales, intégrer la parole dans le cercle familial, favoriser l’expression des récits : ces démarches posent les bases d’une prévention solide. La France, forte de ses cliniciens et de ses chercheurs, ne manque pas d’atouts pour limiter l’impact de ces transmissions sur les générations futures.
Face à ces héritages silencieux, chaque famille trace sa route, entre questionnements, transmission et reconstruction. Et si la mémoire du passé, loin de condamner, pouvait aussi ouvrir la voie à de nouveaux commencements ?


